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Polytechnique 2018

Candidature présidence de Polytechnique (... et ses suites)

Article La Jaune et la Rouge, n°737, septembre 2018

L’ingénieur généraliste à la française : histoire et variations contemporaines

 

(le titre choisi par la revue, La Jaune et la Rouge n°737 Septembre 2018 – L'ingénieur dans la société, est : « Remettre la science au cœur de la formation d’ingénieur » ; il s’agit ici de ce qu’on peut considérer comme la « version auteur » de l’article, très peu différente de l’article publié - la différence principale étant les notes de fin d'article qui ne figurent pas dans la revue, et les intertitres ajoûtés par celle-ci. Compte tenu de l'actualité, j'ai jugé utile de rendre cette version auteur accessible à tous.)

Devinette n°1 : « Les anciens élèves sont de moins en moins utilisés dans la technique et la science, de plus en plus dans la gestion. Ils n’y sont pas préparés et n’y utilisent pas leur formation scientifique. » De qui est ce texte ? De quels anciens élèves parle-t-il ?

Devinette n°2 : « La formation scientifique supérieure ne s’acquiert que par un travail de recherches personnelles, poursuivies dans un laboratoire de formation scientifique […] ce ne sont pas les vocations qui manquent. Ce qui fait défaut, c’est la possibilité de suivre cette vocation. Et cette impossibilité est due au développement des tâches de l’État qui dirige vers l’administration pure l’activité des ingénieurs d’État. Au sortir de l’école d’application, les jeunes ingénieurs reçoivent un poste sans qu’il soit possible de les en distraire pendant les quelques années nécessaires pour leur assurer une formation scientifique supérieure. » De quand date ce texte ? Quel est son statut ?

L’histoire française de l’enseignement supérieur est peut-être plus que toute autre un éternel retour… On l’aura compris, les phrases ci-dessus concernent éminemment Polytechnique : la première est de Laurent Schwartz, dans Le Monde en 1977, et les « anciens élèves » sont… les polytechniciens, auxquels il enseigne à l’époque ; la seconde citation est un rapport du président du Conseil et de six ministres (dont Paul Reynaud et Jean Zay) au Journal Officiel du 30 août 1939 (quelques jours avant la déclaration de guerre), et concerne les Corps d’État[1].

*

De fait, la France est sans doute un des seuls pays au monde où la notion d’ingénieur « généraliste » (poly-technicien ?) reste si prégnante. À la fois par son caractère abstrait (et le Français aime l’abstraction, mathématique, philosophique, voire politique), et par son caractère saint-simonien (qui a séduit les polytechniciens, et notre pays avec eux – et a eu un rayonnement certain). À l’époque de Saint-Simon, au début du xixe siècle, cette généralité se traduisait par une nouveauté : il s’agissait de créer une industrie (plus qu’un métier), et finalement une nouvelle classe dirigeante, remplaçant celle d’Ancien Régime. L’ « ingénieur » saint-simonien, c’est l’ingénieur abstrait par excellence, féru de mathématiques (bien plus que de physique) dès l’origine[2], et se voulant visionnaire de l’intérêt de la Nation : cette tradition créatrice, à laquelle il faut rendre hommage, a rayonné jusque dans les années… disons 1980[3].

La tradition d’ingénieur généraliste à la française (nous parlons là des ingénieurs formés par les écoles les plus sélectives, dont Polytechnique) a longtemps été induite par les Corps d’État, étroitement liés à Polytechnique dès l’origine – en fait depuis le décret du 30 vendémiaire an iv (22 octobre 1795), qui indique que ne peuvent être admis dans les Corps « que des jeunes gens ayant passé à l’École polytechnique » (ce qui sera désigné dès le départ sous le nom de privilège de recrutement[4]). Faut-il rappeler que, dans une vieille tradition sémantique encore (un peu) vivace, l’Ingénieur, avec un I, c’était l’ingénieur d’un Corps – l’autre devant se qualifier d’ingénieur civil (c’est-à-dire sortir de l’abstraction indéfinie), ainsi de « l’ingénieur des Mines » vs « l’ingénieur civil des Mines » ? Il ne s’agissait pas de plaisanter avec ce distinguo. Et, si l’on continue dans la sémantique, quiconque s’est amusé à traduire en anglais « ingénieur civil » (titre défectif – par défaut, pour qui ne peut se prévaloir de l’appartenance aux Corps !), a pu comprendre que cela voulait dire tout à fait autre chose (civil engineer : ingénieur en génie civil), et que de facto la reconnaissance internationale ferait défaut…

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L’accélération de la mondialisation économique, dans les années 1990, que suit logiquement la mondialisation de l’enseignement supérieur, dans les années 2000, fait éclater cette tradition cent-cinquantenaire : Que signifie l’ingénieur généraliste à l’international ? Pour quels profils de carrière ? Et, comme un problème n’arrive jamais seul, c’est aussi, corrélativement, la perte d’utilité et de lisibilité des Corps (notamment par la fin des programmes industriels et d’équipement d’État), dans un environnement qui leur est totalement perpendiculaire, et leur manque de renouvellement stratégique – autre que la lutte pour leur propre survivance. De fait, depuis 30 ans, qu’on le veuille ou non, qu’on le déplore ou non, la France des ingénieurs saint-simoniens, et leurs successeurs « généralistes », celle des ingénieurs-patrons de grandes entreprises, est en train de s’effacer, en même temps que s’efface le tissu industriel, au profit d’un autre type d’élite, d’une nouvelle génération de dirigeants formés par les écoles de commerce (HEC) ou par Sciences-Po, accessoirement par l’ENA.

L’ingénieur généraliste à la française se voit remplacé par le « manager », par l’« Executive VP », voire par le « start-upper ». Remplacé, au double sens : les diplômés des écoles commerciales ont pris sa place, et l’ingénieur généraliste leur a peu à peu été assimilé, n’ayant plus rien de différenciant. Que faire alors ? Accompagner ce remplacement ? Nos grandes écoles d’ingénieurs doivent-elles se mettre à mimer HEC et autres écoles de commerce ? Ces écoles feront toujours mieux que Polytechnique ce pour quoi elles sont faites ; de la même manière – c’en est le prolongement par diffraction puisque les uns sont souvent issus d’HEC, les autres de l’X – les inspecteurs des Finances feront toujours mieux que les ingénieurs des Mines ou des Ponts le travail juridico-administratif d’État tel qu’il est demandé maintenant.

Face à cet état de fait, quelles solutions ? Remettre la science au cœur de la formation d’ingénieur, et avec elle la démarche scientifique, ses questionnements et sa créativité est à présent l’enjeu de nos grandes écoles d’ingénieurs. Elles doivent capitaliser sur la science, sur le lien avec l’Université, sur leurs laboratoires de recherche : que ceux-ci irriguent effectivement l’enseignement, et qu’une réelle démarche scientifique, avec ses questionnements et sa créativité, vienne former des étudiants sélectionnés principalement sur leur capacité à réussir aux concours, à la suite d’un parcours assez standardisé et normatif. Ce lien avec la démarche scientifique, longtemps négligé dans ces grandes écoles, est fondamental. Bien évidemment tous les étudiants qui en sont issus n’ont pas vocation à devenir chercheurs, ni même avoir le grade de docteur : mais dans tous les cas, la formation effective par la recherche est une différenciation indispensable, dans un monde où la science et la technique sont primordiales – premières. C’est de là que découlent innovation et reconnaissance internationale : chercher une reconnaissance internationale sans cette assise-là, c’est inverser le problème. Tous les pays – occidentaux (USA, Allemagne) ou non (Inde, Chine) – l’ont bien compris, qui promeuvent activement une formation scientifique de l’ingénieur. Seule la France, de par le poids historique de ses grandes écoles et grands Corps, hésite à s’engager dans cette voie et à clairement l’afficher.

*

Quant au poids des Corps d’État, il faut bien que le sujet soit mis sur la table. Tout d’abord, ils privent la science française de certains de ses meilleurs éléments potentiels – une véritable fuite des cerveaux intra-muros, comme le déplorait Schwartz dans l’article précité[5] ; avec au passif du bilan un énorme gâchis de carrière pour une partie non négligeable de leurs membres, arrivée la cinquantaine – comme pour de nombreux autres cadres. Par ailleurs, les Corps ont plus sévèrement encore pâti de la mondialisation accélérée des quinze dernières années : d’abord par la quasi-disparition des entreprises industrielles publiques[6] ; ensuite, parce que leur vocation même s’est trouvée profondément perturbée par la mondialisation. Ainsi le parcours de la majorité des « corpsards » s’est-il accéléré – les meilleurs ou réputés tels étant conduits à quitter l’Administration de plus en plus vite[7], pour deux raisons : 1°) l’évolution des recrutements dans les entreprises internationalisées impose d’y creuser son sillon plus tôt, et l’extinction progressive des entreprises publiques ne permet plus les « parachutages » tardifs ; 2°) le renforcement de la réglementation sur le « pantouflage », portant sur les conflits d’intérêts, incite à quitter l’administration plus tôt, pour ne pas être impliqué dans des dossiers concernant des entreprises. Ainsi les Corps se retrouvent-ils pris dans un étau de contradictions insolubles : vouloir obtenir les meilleurs suivant une sélection très scientifique et les reformater au management ; être un corps d’ingénieurs d’État et faire partir ceux-ci au plus tôt vers le privé.

Et même l’esprit de corps – un esprit positif, qui était d’une redoutable efficacité, regroupant des personnes de qualité partageant une certaine vision commune – s’est évanoui. Déjà, la notion d’intérêt général s’est trouvée curieusement infléchie : prétendre défendre « l’intérêt général » à la tête d’une grande banque privée française peut-il être considéré sérieusement par un observateur un tant soit peu externe ?[8] Ensuite, les différentes bérézinas industrielles (Alstom, Areva, Péchiney,…) et financières (Crédit Lyonnais, Dexia,…)[9] ont profondément marqué la cohésion entre membres, en même temps qu’elles ont sourdement contribué à discréditer les Corps dans l’opinion publique. Enfin, point rarement noté car sujet tabou, la mondialisation a été aussi l’explosion des salaires et stock-options des présidents et hauts cadres dirigeants d’entreprises : entre deux membres de Corps, l’un chef d’entreprise, l’autre fonctionnaire – le premier gagnant 100 fois plus que l’autre –, comment maintenir un « esprit de corps » ? La valeur argent est devenue le symbole de la réussite, dans notre société entière comme dans les bi- ou tricentenaires Corps d’État.

Que faire alors ? Y a-t-il une solution autre que la dis-solution ? Là aussi, il ne sert à rien, comme on l’a souligné, de vouloir imiter les Corps issus de l’ENA. Il existe pourtant des besoins fort techniques de l’État, qui se sont développés avec la révolution numérique : par exemple dans la conduite des projets d’informatisation d’État, dans les autorités de régulation des télécommunications ou de marchés financiers (ex. comprendre le high frequency trading, pour mieux en réguler les excès). Sur ces plans, la fusion entre le Corps des Télécommunications et celui des Mines, compréhensible dans ses attendus, est problématique dans ses effets, puisque l’on a perdu une réelle compétence technique pour continuer à entretenir une « compétence » généraliste, lors de la formation des jeunes corpsards. Un recensement précis de ce type de besoins techniques d’État, et une communication publique fondée sur ces enjeux techniques, serait l’ossature d’une nouvelle stratégie des Corps. Et, là aussi, même pour être président d’une autorité de régulation, la stratégie différenciante par rapport à l’ENA est celle d’une réelle compétence scientifique et technique, éprouvée dans des laboratoires de recherche et non dans des postes territoriaux de type « apprentissage d’un chef », sanctionnée par un doctorat scientifique et non par une formation à vernis administrativo-juridique.

Au-delà, se pose la question de la structure future des Corps d’État : une fusion des corps civils (hors Armement) ou complète (avec Armement) ne serait-elle pas à mettre à l’ordre du jour ? L’État, suite à la définition et au recensement précis de ses besoins techniques, ayant ainsi toute latitude pour choisir « ses » ingénieurs, et ceux-ci ayant le choix entre plusieurs voies, en fonction de leurs inclinations et de leurs aptitudes, et non de leur classement. Se pose aussi corrélativement, pour laisser place à cette maturation, la question d’un recrutement dans les Corps plus tardif (donc déconnecté de Polytechnique), par exemple sur la base d’un doctorat, et de manière plus ouverte à d’autres types d’ingénieurs (tels que les centraliens) ou à des universitaires.

*

Finalement, on ne peut qu’être frappé par la trop grande longévité de nos modèles d’éducation publique en France, associée à leur faible capacité de remise en cause. Les questions sont pourtant posées depuis longtemps – depuis au moins 40 ans, voire avant-guerre comme le montrent les deux citations en exergue ; et les vingt dernières années ont ô combien renforcé la pertinence de ces questions. Les modèles très généralistes ont atteint leurs limites : une prise de conscience et une action rapide des élites qu’ils ont formées est nécessaire afin de modifier en profondeur le système : en auront-elles la vision, et la volonté ?

 

Alexandre Moatti (X78), ingénieur en chef des Mines, chercheur associé à l’université Paris-Diderot

 

(nous tenons à remercier la rédaction de la revue – H. Jacquet, X64, et Philippe Fleury, X59, coordinateur du numéro, de nous avoir sollicité pour cet article et d’en avoir accepté la teneur)

 

 

 

 

[1] Ce rapport constitue l’introduction d’un décret connu sous le nom de « décret Suquet » (du nom de Louis Suquet, 1873-1959, X-Ponts 1891), visant à favoriser la recherche dans les Corps d’État.

[2] Voir Journal des Saint-Simoniens (1832), par Prosper Enfantin (X1813), et ses analogies mathématiques, p.ex. : « Notre œuvre doit consister dans l’application de l’algèbre et de la géométrie à la morale. »

[3] Un patron comme Georges Besse (1927-1986, X1946), par son origine et son parcours, par sa vision avant tout industrielle, en est sans doute l’un des derniers représentants. Voir en ligne les divers hommages rendus lors du 25e anniversaire de sa mort par la SABIX (n° dirigé par C. Marbach) et les Annales des Mines (conférences d’hommage, tribune P. Couveinhes et A . Moatti dans Les Échos, 8 novembre 2011).

[4] Voir p.ex. A. Fourcy, Histoire de l’École Polytechnique (1828), rééd. par J. Dhombres (X62), Belin, 1987 (p. 18) (en ligne BibNum)

[5] « L’X et son image », Le Monde, 18 novembre 1977 (en ligne à http://zelites.blog.lemonde.fr/2018/01/20/biblio-6-laurent-schwartz-1977-lx-et-son-image/ )

[6] La prise de pouvoir des énarques (à la place des polytechniciens) à la tête des entreprises publiques ou assimilées rémanentes (ex. SNCF, Air France) illustre à sa manière le remplacement évoqué plus haut. Pas toujours pour le meilleur.

[7] Ceci peut conduire, lorsqu’ils sont en poste dans le public (ex. en cabinet ministériel), à des stratégies individuelles qui peuvent aller à l’encontre de l’intérêt général.

[8] Ce point est discuté dans A. Moatti, « La figure de Saint-Simon dans les discours technocratiques français », colloque Université technologique Belfort-Montbéliard, mars 2016 (en ligne).

[9] On en trouvera une description factuelle sur mon blog : http://zelites.blog.lemonde.fr/2017/05/14/feuilleton4/

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